Introduction

Avant de devenir le maître mot de l’élégance italienne et l’objectif de tout homme souhaitant bien porter le costume, la sprezzatura est un terme historique. Définie en 1549 par Baldassare Castiglione dans son Livre du courtisan, cette vertu essentielle à l’homme de cour consiste à « fuir le plus que l’on peut, comme une très âpre et périlleuse roche, l’affectation : et pour dire, peut-être, une parole neuve, d’user en toutes choses d’une certaine nonchalance, qui cache l’artifice, et qui montre ce qu’on fait comme s’il était venu sans peine et quasi sans y penser », car en effet, « le vrai art est celui qui ne semble être art ».

La sprezzatura désigne la qualité morale et esthétique de celui qui peut accomplir avec rapidité et un certain chic des choses difficiles, et donner l’impression de facilité quand il accomplit des prouesses. Cette notion est rapidement passée de l’Italie à la France au XVIe siècle, elle guide la codification de la conversation, des arts de la table, mais aussi du ballet de cour.

Portrait de Baldassare Castiglione

La sprezzatura relève donc d’une dimension esthétique centrale, avec pour objectif de procurer à celui qui en contemple la maîtrise un sentiment esthétique causé par une attitude nonchalante qui camoufle un véritable travail sur une œuvre, un art ou une tenue. Il faut donner une apparence de facilité, d’aisance et de naturel à une tenue qui est, en vérité, extrêmement complexe. 

Il s’agit pour nous de voir comment la sprezzatura relève d’une véritable vertu pour qui veut bien s’habiller. À travers des exemples et des conseils, nous tâcherons de montrer que la sprezzatura est un juste équilibre entre complexité et simplicité, une exubérance sans ostentation qui garde une maîtrise singulière et panachée de la classe et du décontracté. Pour ce faire, établissons une définition par la négative de la sprezzatura en voyant ce qu’elle n’est pas.

La sprezzatura n'est pas l'exubérence

N’en faites pas trop, voilà la première règle. En réfléchissant à votre tenue, attention à ne pas verser dans l’exubérance qui est d’un autre ordre que la sprezzatura que l’on recherche ici. La sprezzatura n’est pas un empiècement irréfléchi de belles pièces sur des belles pièces. Les Pitti Uomo nous donnent de bons exemples de cette exubérance qui, tout en se voulant sprezzatura, passe à côté.

Ces hommes sont certes élégants, portent de belles pièces qui sont tout à fait appropriées individuellement dans une belle tenue, mais qui une fois mises ensemble, font « trop ». Ajouter un chapeau bleu ciel sur une tenue déjà bien rodée casse pour nous l’élégance de la tenue. La sprezzatura va précisément contre cet aspect voyant, elle doit attirer l’œil par une discrétion élégante, assez épurée, mais avec quelques accessoires suffisant à rendre élégant. Pour autant, la sprezzatura ne se défile pas devant les couleurs ! Elle les ose, mais dans une certaine maîtrise. 

La photo ci-contre présente une jolie tenue avec des belles pièces qui arrivent à bien se marier malgré leur apparente hétérogénéité. Mais il manque la nonchalance que l’on recherche. On sent que la tenue a été réfléchie, on voit l’effort – réussi, par ailleurs – mais on ne trouve pas pour autant ce qui fait la sprezzatura

À l’indiscrétion d’un manteau à carreaux roses et violet sur une veste croisée violette, on préfèrera la tenue de cet Italien qui s’inscrit dans la tradition de la sprezzatura. On a l’impression qu’il s’est levé le matin, qu’il a pris ce qui lui était passé sous la main, qu’il l’a enfilé, et que le rendu est naturellement esthétique. Et pourtant, l’accord des couleurs est réfléchi, le blanc de la chemise et du pantalon se marient bien avec le manteau à carreaux marrons parce qu’une jolie veste croisée camel vient faire la liaison entre les couleurs. Le modèle ajoute à cela quatre accessoires : une bague en argent, discrète mais efficace, des lunettes de soleil qui ne détonnent pas puisque les boutons noirs de son manteau en rappellent la forme et la couleur, une montre à bracelet marron clair qui s’accorde bien dans les tons de marron de la tenue, et enfin, ce qui fait tout le charme de cette tenue, cette écharpe bleu barbeau à motifs. Couplée à une barbe de quelques jours qui donne un aspect relativement désinvolte, la tenue s’inscrit dans une veine esthétique qui s’échappe des codes et joue avec des éléments apparemment hétérogènes. L’attitude rejoint la tenue, transformant un morceau de bravoure en sprezzatura

 

Le premier conseil est le suivant : n’en faites pas trop, faites attention à vos couleurs, essayez des combinatoires jusqu’au moment où vous sentez que vous tenez une tenue nonchalante, digne de la sprezzatura.

La sprezzatura n'est pas la perfection

Si, en revanche, vous cherchez une tenue formelle qui reste dans la veine de la sprezzatura, c’est une autre paire de manches. Les tenues formelles obéissent en effet à une règle majeure : être la plus stricte et parfaite possible. Ce dicton semble d’abord contradictoire avec la nonchalance de la sprezzatura. Comment peut-on être formellement nonchalant ? 

Eh bien, voilà le second conseil : la sprezzatura n’est pas la perfection de la tenue formelle. Il faut donc réussir à jouer avec les codes, à les détourner et à se les réapproprier. En ce sens, une tenue de Peaky Blinders ne fera pas de vous un maître de la sprezzatura, pas plus que le simple fait de porter un costume croisé avec une belle cravate.

Prenons l’exemple de ce parfait inconnu : il s’agit ici typiquement de sprezzatura agrémentée d’une touche formelle. Voyez ce manteau en laine à chevron accompagné d’une veste bleue classique à deux boutons – ouverte –, portée sur une chemise bleue à rayures et une cravate en laine marron clair accordée au manteau – avec le petit pan qui dépasse du grand. Tout cela permet d’avoir un rendu sprezzatura. Le modèle joue avec les codes : le manteau est placé sur les épaules ouvert, la veste est également ouverte, la cravate n’est pas formellement mise et il porte un bracelet avec des perles. Tous les codes sont déformés, les gants sont même mis dans la poche de poitrine. En somme, il joue avec sa tenue, ce qui engendre un effet nonchalant qui se nourrit de la formalité de la tenue. Le pantalon gris ajoute une touche de classique qui complète parfaitement la tenue. Il n’en faut pas plus, les pièces sont classiques mais détournées, de façon à donner de la nonchalance. 

Ne recherchez pas la perfection d’une tenue formelle si vous cherchez la sprezzatura. D’ailleurs, si vous la cherchez, vous ne la trouverez pas puisqu’elle vient avec le temps.

Maintenant, allons voir du côté des Grands. Cette photo représente Gianni Agnelli, le patron de Fiat, maître dans la sprezzatura à l’italienne, au sens formel du terme. Cheveux plaqués, regard noir, visage tracé, costume formel – à carreaux pour ajouter une touche de fantaisie –, cravate à pois et chemise italienne classique (col et manchettes à l’italiennes, on en trouve aisément sur les marchés du sud de l’Italie). Mais un détail tranche totalement avec le sérieux de cet homme : sa montre. « Sans rire, qui porte sa montre comme ça », se dirait-on. Mais qui oserait lui dire : « ça ne va pas monsieur, ça ne rentre pas dans les codes » ? Sa montre est au-dessus de sa manche, et pourtant, encore une fois, cela parait naturel. Il sait ce qu’il fait et ça se voit. Si vous le questionnez sur le « pourquoi ? » il vous répondrait probablement « parce que. ». L’attitude va avec le style. 

C’est ici qu’intervient le troisième conseil : la sprezzatura n’est pas une chose que l’on maîtrise quand on a vingt ans, car elle est l’allégorie de l’expérience. Un homme qui la maîtrise vraiment est souvent relativement âgé, car il lui a fallu le temps d’habiter ses tenues, et les traits du visage qui portent la marque des années ajoutent le « je ne sais quoi » qui fait la sprezzatura. 

Pour résumer en deux conseils, arrêtez de chercher la perfection et prenez votre temps. La sprezzatura, c’est le naturel.

La sprezzatura est dans le naturel

Avez-vous déjà vu ce vieil homme, le visage usé par le temps, assis sur un banc, drapé d’un long manteau marron, d’un pantalon bleu foncé sans originalité, des mocassins usés sans glands ou mors, un pull noir à col roulé, mais apparemment mal roulé, et une paire de lunettes qui jaunissent au soleil ? Alors même qu’il n’a rien d’un Cary Grant, vous ne pouvez vous empêcher de jeter des coups d’œil à sa tenue, d’essayer de comprendre pourquoi elle rend si bien, mais impossible de trouver pourquoi ! 

Alors vous rentrez chez vous, filez sur vos sites préférés pour trouver des pièces qui ressemblent, vous commandez, vous assemblez votre tenue, vous vous regardez dans le miroir avec en tête l’idée que vous aurez autant de charisme naturel que ce vieil homme. Et là, moment de vérité, vous êtes devant le miroir : rien. Vous ne ressentez rien, vous vous trouvez à peine beau. Déception, quand tu nous tiens. Mais une question vous trotte en tête : pourquoi ? Pourquoi lui et pas moi ? 

Parce que lui… c’était sa tenue, ses vêtements. Vous, ce n’est pas la vôtre. La sprezzatura, c’est cette originalité personnelle qui tend vers le naturel. Faisons-nous philosophes de l’esthétique le temps d’un instant : il faut que quand on vous voit, qu’on ait l’impression que vous êtes aussi naturel qu’un chêne qui a poussé tout seul. Il faut que vous procuriez un sentiment esthétique aussi fort que celui qu’on éprouverait en face du spectacle de la nature. 

Mais n’est pas Mozart qui veut. Il faut que vous ayez fait vos gammes, vos preuves, que vous ayez essayé et raté dans vos tenues pour trouver un jour votre équilibre vestimentaire. Parce que votre teint, vos tatouages, votre coupe de cheveux et vos goûts ne sont pas les mêmes que ceux des maîtres de la sprezzatura. On s’inspire d’eux, mais on ne les copie pas. Alors oui, il est bien plus difficile de créer par soi même que de copier quelqu’un, mais le rendu ne sera jamais le même, alors innovez. 

Des conseils pour innover ? Cherchez vos accessoires préférés : bagues de rocker, tatouages, colliers, montres ou bracelets, gants, chapeaux, ceintures, montre à gousset, boutons de manchettes, écharpes, mallettes, barbe, coupe de cheveux. Voilà une liste non exhaustive des agréments que vous pouvez ajoutez à vos tenues, mais je suis persuadé que vous serez capables d’en trouver d’autres !

Ensuite, jouez avec les codes : couleurs, boutonnages, formes, tailles de revers, revers de pantalon, motifs de vos pièces et j’en passe ! le vêtement masculin est d’une richesse telle que vous pouvez passer des heures à chercher et réfléchir à des variations diverses. 

Le dernier conseil que nous pouvons vous donner vient de l’enseignement de Nietzsche: « c’est entre ce qui est le plus semblable que l’apparence fait les plus beaux mensonges ; car c’est par-dessus le plus petit abîme qu’il est le plus difficile de tendre un pont ». Usez de l’apparence, c’est elle qui dira la plus forte vérité de vous. Dans un « beau mensonge », vous blufferez autrui ; c’est la stylisation de votre vie qui vous fera ériger ce pont, alors osez messieurs ! Osez être vous-mêmes !  

Article écrit par Enzo Muscianese

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